
People & Culture
Kahkiihtwaam ee-pee-kiiweehtataahk : faire revivre la langue
Comment une langue autochtone gravement menacée peut être sauvée
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Mon réveil sonne à 3 h 45 du matin. Il est si tôt qu’on pourrait dire qu’il fait encore nuit. Il n’y a qu’un seul lit dans le chalet loué par mon père à Shelton, dans l’État de Washington, alors quand je suis de visite, nous prenons chacun un côté. Je me retourne et le frappe avec mon avant-bras, le réveillant lui aussi.
J’ai du travail à faire. À 6 h, le canot de mer de la Nation Quinault prendra le large à l’occasion du Tribal Canoe Journey, un périple qui, tous les ans, rassemble des Autochtones de diverses nations dans le nord-ouest du Pacifique. Sur les 87 équipages participants, les Quinaults doivent voyager le plus loin, et je veux couvrir leur départ. Leur réserve se trouve à deux heures de voiture à l’ouest du chalet de mon père, sur la presqu’île Olympic. Nous devons donc prendre la route.
Je n’ai pas communiqué assez clairement à mon père ce départ aussi matinal. Tandis que j’enfile mon jean, il marche d’un pas tranquille vers la cuisine pour se préparer un café, puis vers la salle de bains pour se savonner le visage et se raser. En me dirigeant vers la voiture, j’entends le son familier de son briquet, suivi d’une profonde inspiration, lorsque papa allume sa pipe à inhalation unique.
Mon père est un artiste – sculpteur, graveur, magicien – qui souffre de maux de dos chroniques. La marijuana, légale dans l’État de Washington, stimule son imagination et apaise sa douleur.
« On va être en retard! », lui dis-je. Quand nous partons à 4 h 15, je suis profondément exaspéré. Mais j’ai tort. Nous roulons sur des chemins forestiers et arrivons au point de départ des Quinaults un peu à l’avance.
Depuis voici deux ans, ce périple nous a rapprochés, mon père et moi, en nous rappelant qui et comment nous aimons, et ce que cela signifie d’être autochtone. Ces deux dernières années, nous nous sommes joints à la Squaxin Island Canoe Family pour ce remarquable voyage. Squaxin Island n’est qu’une des dizaines de communautés qui participent à ce périple en canot. Chaque année depuis 1993, des familles quittent leurs eaux natales dans tout le nord-ouest du Pacifique pour une odyssée collective leur permettant de reprendre possession de leur héritage et de leur territoire.
Cette année, notre expédition a commencé le 17 juillet à Arcadia Point, dans l’État de Washington, territoire traditionnel de la Squaxin Island Tribe. Elle s’est terminée des dizaines de jours plus tard et des centaines de kilomètres plus loin, dans les eaux de la Première Nation Wei Wai Kum, à Campbell River, en Colombie-Britannique. Pour nous deux, c’est un honneur d’être accueillis par nos semblables de Squaxin Island. Ces voyages sont à la fois personnels et politiques.
C’est ce matin du 18 juillet, dans la réserve Quinault, que je trouve quelques-unes des histoires les plus intéressantes de mon aventure. Alors que le seul canot Quinault s’apprête à prendre le large, juste en dessous de Point Grenville, j’écoute le récit de Harold Curley, un Aîné et descendant direct du légendaire chef Taholah, qui signa le traité Quinault de 1855, à l’origine de cette réserve.
« Vous avez entendu l’histoire des Espagnols qui sont venus ici à bord d’un grand navire de guerre? », demande-t-il en regardant la mer.
En 1775, l’Empire espagnol envoie une expédition de deux navires depuis le Mexique, commandée par l’explorateur basque Bruno de Heceta, pour revendiquer le nord-ouest du Pacifique face aux rivaux britanniques, russes et français. Les Espagnols débarquent sur cette plage du territoire Quinault le 12 juillet de cette année-là, un jour d’été comme celui-ci. Ils deviennent alors les premiers Européens à fouler ce qui est aujourd’hui l’État de Washington.
« À leur arrivée, il y avait neuf Indiens qui étaient en train de cuire des crabes et des palourdes là-haut », explique-t-il en faisant un geste vers Point Grenville. « Ils ont invité [les Espagnols] à se joindre à eux, mais ceux-ci ne voulaient pas manger. Au lieu de cela, ils sont allés ici et ont planté une croix au nom du roi Charles III. »
Pour les Espagnols, le territoire Quinault fait désormais partie du Mexique et du Royaume d’Espagne. Selon les Quinaults, ce territoire a toujours appartenu à la Nation indienne Quinault.
« Le lendemain matin, [les Espagnols] sont arrivés et se sont mis à couper du bois pour réparer un mât cassé, poursuit Curley. Ils ont donc envoyé une barque. Le narrateur [un membre de l’équipage qui consignait les événements de la journée] du bateau (chaque bateau avait à son bord environ deux ou trois narrateurs) a raconté que 300 sauvages étaient sortis des bois et s’étaient jetés sur eux; [les Espagnols] ont essayé de les chasser en tirant des coups de canon, et ont perdu sept de leurs hommes. »
Les Espagnols ont baptisé la pointe située à l’extrémité de la plage « Punta de los Martires » (Pointe des Martyrs), en l’honneur de leurs compatriotes tombés au combat. Bruno de Heceta ne s’est plus jamais rendu sur le territoire Quinault.
« J’ai chez moi deux boulets de canon provenant de ce bateau », dit Curley, qui marque une pause pour laisser cette histoire méconnue faire son chemin en nous – deux boulets de canon tirés sur ses ancêtres sur la plage où nous nous trouvons aujourd’hui. « Fascinant, n’est-ce pas? »
Alors que j’écoute l’histoire remarquable de Curley – dans laquelle les Espagnols ont subi un revers et sa famille a gardé en souvenir les boulets de canon qui avaient raté leur cible –, je vois mon père du coin de l’œil, empli de fierté… et un peu gelé.
L’ami de mon père, Frank Brown, de la communauté Bella Bella, est un filou à sa manière.
Selon d’anciennes histoires orales du nord-ouest du Pacifique, le monde est né de la curiosité et de la malice. Le Corbeau a volé le soleil, la lune, les étoiles et l’eau au Créateur. Les ruses du Coyote ont transformé la terre et le Coyote lui-même, les faisant passer du monde surnaturel au monde réel. En parcourant la Terre à la recherche de nourriture, de trésors et d’amour, en provoquant des changements et en trouvant des ennuis, ces filous ont fait de notre planète ce qu’elle est aujourd’hui.
Ces histoires sont le plus souvent qualifiées de légendes ou de fables, des termes infantilisants. À mon avis, il vaut mieux les interpréter comme des métaphores, qui décrivent de façon poétique les forces qui transforment la société et la planète, et leur manière d’agir. Dans un monde façonné par les récits hollywoodiens (les Rebelles font exploser l’Étoile de la mort, les Avengers sauvent le monde), les histoires de filous offrent plutôt des explications complexes, ambiguës et souvent ironiques. Le changement vient d’actions délibérées et fortuites, astucieuses et chanceuses, nobles et pleines de ruse. Les artisans du changement se tiennent à la lisière d’un monde, formant le suivant à partir de tout ce qui leur tombe sous la main – des matériaux volés, notamment.
À l’époque où Brown et mon père étaient de jeunes hommes arpentant les rues de Vancouver, Brown a organisé le premier voyage symbolique en canot dans le cadre d’Expo 86, l’exposition universelle de Vancouver qui coïncidait avec le centenaire de la ville. En 1984, Brown, qui travaillait comme étudiant au Vancouver Aboriginal Friendship Centre, a été approché par le maire de la ville pour assurer une présence autochtone à l’exposition. Brown a bondi sur l’occasion. L’exposition ne visait pas à revitaliser la culture autochtone, mais Brown, si.
« Ce qui m’intéressait, c’était de nous représenter, de montrer la première forme de transport et de communication sur la côte, explique-t-il. Pour nous, c’était le glwa, ou canot de mer. »
Le canot de mer traditionnel a une dimension collective. Des groupes travaillent ensemble pour abattre et sculpter de vieux cèdres. Chaque année, des dizaines de personnes se mobilisent pour transporter les embarcations jusqu’à la mer. Des équipes de rameurs pagayant à l’unisson se frayent un chemin à travers les marées tumultueuses, les vagues déferlantes et les courants rapides pour traverser le paysage côtier qui relie l’océan au continent, et le passé à l’avenir.
Après l’exposition, l’idée a continué à se répandre. En 1989, feu Emmett Oliver, de la nation Quinault, a organisé le Paddle to Seattle pour assurer la représentation des Autochtones au centenaire de l’État de Washington. Ironiquement, à deux reprises, c’est la célébration d’un siècle de colonisation qui a été à l’origine de la résurgence des canots autochtones. Pour moi, ces moments historiques sont comme des fêtes de l’Action de grâce, mais à l’envers : les peuples autochtones s’approprient les célébrations coloniales pour rétablir les modes de vie traditionnels et renouer avec leurs terres ancestrales.
En 1993, Bella Bella, la communauté d’origine de Brown, a accueilli le premier Qatuwas annuel, ou « rassemblement de personnes », dans le cadre de l’Année internationale des peuples autochtones. Ce rassemblement, qui s’appelle aujourd’hui le « Tribal Canoe Journey », a lieu chaque année depuis lors.
« Les habitants de la côte ont adopté le canot comme un outil d’autonomisation dans notre processus de décolonisation, explique Brown. Mais cela ne vient pas sans défi, et c’est exactement ce dont nos jeunes ont besoin : se mettre au défi en réfléchissant et en s’efforçant de progresser d’un endroit à un autre. »
Notre capitaine guide la proue du canot dans les eaux vives et tumultueuses de Dodd’s Narrows, un périlleux goulet d’étranglement côtier entre l’île de Vancouver et l’île Gabriola, juste au sud de Nanaimo, en Colombie-Britannique.
Mon père appuie son pied sur le mien et se penche en avant, prêt à affronter la puissante mer des Salish. Papa, ancien bagarreur et héritier d’une résistance séculaire contre l’anéantissement qui a imprégné son corps et son esprit d’une fierté défensive immuable, a un cœur de guerrier. Il mesure 1,80 m, mais dans ces moments-là, même s’il en impose moins qu’avant du haut de ses 57 ans, il paraît beaucoup plus grand.
Nos corps sont affaiblis – celui de mon père par des décennies passées à sculpter de gros troncs d’arbres et à boire des milliers de bouteilles, le mien par une vilaine infection au virus Coxsackie, accompagné de symptômes grippaux, qui m’a conduit aux urgences quelques jours plus tôt –, mais notre moral demeure inébranlable. Dirigés par le capitaine, nous effectuons 100, 200, puis 300 coups de pagaie en mode « propulsion » – des coups vigoureux et empreints de dévotion, pour guider notre équipage de 11 personnes à travers les eaux agitées du goulet et les épreuves de la vie. Malgré l’effort collectif, notre canot avance à peine. Papa jure de douleur et de frustration. Après 500 coups, nous arrêtons de compter et nous nous mettons à chanter.
« Wi-la, Wi-la, Wi-la-wi! », crie notre jeune meneur d’allure depuis la proue.
« He-yo! », lui répond-on depuis la poupe.
« Hu! Hu! Hu! »
Après 20 minutes de travail éreintant, nous arrivons à franchir l’autre côté du goulet. Tout au long de l’aventure, les pagayeurs chantent des chansons, nouvelles et anciennes, pour garder le rythme et remonter le moral. À la fin de chacune de ces longues journées passées au soleil, les équipages des canots, des bateaux d’assistance et des équipes roulantes s’arrêtent pour rendre visite à leurs hôtes, renouant ainsi des liens qui s’entrecroisent et s’étendent à la grandeur du Nord-Ouest, du nord au sud, de l’arrière-pays jusqu’à la mer, comme le tissage des chapeaux traditionnels en écorce de cèdre portés par les pagayeurs. Chaque année, il faut des jours, voire des semaines de pagaie sur des centaines de kilomètres d’océan pour que les canots atteignent la dernière escale, au début du mois d’août. Les participants y célèbrent une semaine de potlatch avec des chants, des danses, des festins et des cadeaux.
Comparez cela au monde moderne, qui s’est habitué aux avions, aux trains, aux bateaux et aux automobiles, et où les déplacements se font en solo ou en petits groupes, sans grand effort. Les espaces traversés sont liminaux; beaucoup ne font que les survoler. Ce qui compte, c’est la destination. Si vous devez vous rendre d’un point A à un point B, achetez un billet ou faites le plein d’essence, prenez un sac et partez.
Le canot traditionnel, pour sa part, a une dimension collective. Les groupes travaillent ensemble pour abattre et sculpter de vieux cèdres, parfaits pour fabriquer une coque. Au fil des générations, des maîtres sculpteurs ont perfectionné la forme dynamique du canot. Avec soin et savoir-faire, ils brûlent le bois en son centre et le façonnent à l’aide d’une herminette. Chaque année, des dizaines de personnes se mobilisent pour transporter les embarcations jusqu’à la mer. Des équipes de rameurs pagayant à l’unisson se frayent un chemin à travers les marées tumultueuses, les vagues déferlantes et les courants rapides pour traverser le paysage côtier qui relie l’océan au continent, et le passé à l’avenir.
« Ce périple en canot est aujourd’hui le plus important rassemblement de peuples autochtones dans les Amériques », affirme Brown.
« Il permet d’ancrer [nos territoires] dans le cœur de nos jeunes. Ainsi, quand le moment sera venu de défendre les ressources dont nous dépendons et notre environnement, la communauté sera dotée d’une éthique, de principes et d’un sens de l’engagement très forts, découlant de son mode de vie. »
Il n’y a pas si longtemps, des générations d’enfants autochtones ont été enlevées à leurs familles et envoyées dans des pensionnats. Leurs langues et leurs cultures leur ont été arrachées dans un effort organisé visant à « tuer l’Indien dans l’enfant ». Parallèlement à cela, les rassemblements culturels et spirituels autochtones ont été déclarés illégaux en vertu de l’interdiction du potlatch en 1886, qui est restée en vigueur jusqu’en 1951.
Les deux parents de mon père ont été envoyés dans des pensionnats. Il est né dans l’hôpital d’un pensionnat et a passé son enfance à se déplacer d’un foyer à l’autre. Il a vécu une vie marquée par un traumatisme intergénérationnel, peinant à assumer son rôle de père. Son absence durant mon enfance a laissé en moi – la génération suivante – une souffrance qui perdure.
Pourtant, malgré les efforts soutenus pour éradiquer les cultures et les communautés autochtones – et faire oublier à mes grands-parents et à mon père leur identité –, les Autochtones comme moi évoluent aujourd’hui dans un monde où la beauté et la puissance de ce que nous sommes sont reconnues. Dans le nord-ouest du Pacifique, le canot est au cœur de cette résurgence. Il permet aux communautés de se réunir pour pagayer sur les voies navigables ancestrales. Il incite les aînés et les jeunes à faire revivre d’anciennes danses et d’anciennes chansons et à en composer de nouvelles, afin qu’ils puissent pagayer jusqu’aux côtes de leurs voisins en chantant fièrement à la mémoire de leurs ancêtres. À l’ère des relations numériques, il permet aux familles de se retrouver pour prendre part à des célébrations et faire face aux épreuves. Il nous reconnecte à l’eau d’une manière élémentaire, en nous rappelant qu’elle est source de vie.
C’est un processus désordonné, pas un service religieux hebdomadaire. Après des générations de traumatismes coloniaux, les familles et les communautés autochtones ont plusieurs importants défis à surmonter, à travers les départs matinaux en canot, les boulets de canon qui commémorent notre passé de tricheurs et les pipes de marijuana qui évoquent notre présent douloureux.
Mais si nous répondons à l’appel et réapprenons à vivre et à travailler ensemble, la résurgence des valeurs et des enseignements autochtones a le potentiel de transformer un monde qui se dirige tout droit vers un désastre écologique. Après tout, nous sommes les descendants de filous. Et c’est ainsi que les filous changent le monde.
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