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History

L’homme qui a défié la Compagnie de la Baie d’Hudson

L’histoire étonnante de Renatus Tuglavina, un héros populaire du nord du Labrador

  • Published Feb 04, 2019
  • Updated Jan 06, 2025
  • 2,157 words
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The Tuglavina family at Okak, 1915, right to left: Arnatuk, Renatus (Kuttaktok), Josef and Jonas Expand Image
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Renatus Tuglavina, qui livrait le courrier depuis Hebron [Labrador], semble être une personne très particulière et indépendante pour un Esquimau. Aujourd’hui, il a refusé catégoriquement de transporter du courrier en retour, à moins que son contenu ne lui soit communiqué, et encore, seulement s’il jugeait bon de le faire en fonction de ce qu’il contenait.

C’est ce qu’écrivait le négociant de la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) à Port Burwell (Killiniq) en avril 1927. Renatus avait alors 31 ans et était le premier fils du chaman Tuglavina et de sa seconde épouse, Arnatuk. Renatus était né et avait grandi à Killiniq (qui fait aujourd’hui partie du Nunavut), mais il avait déménagé à Hebron au début des années 1920 avec sa femme Loida (Kupa) Semigak, ses deux frères et leurs familles. 

Le prénom de Renatus était Kuttaktok, mais il avait pris le nom de Renatus, qui signifie « né à nouveau », lorsqu’il a rejoint les Frères moraves. C’était un chasseur prolifique et de nombreux articles du journal de la CBH à Hebron mentionnent qu’il pêchait la truite, capturait des phoques et piégeait des renards. 

Lorsque la CBH a loué les magasins de traite appartenant aux Frères moraves et exploités par eux au Labrador en 1926, elle a renversé le système traditionnel morave qui avait équipé les Inuits en fonction de leurs revenus futurs et a instauré un système strictement fondé sur l’argent liquide et le troc. Les Frères moraves vendaient également des produits de première nécessité, comme le thé, la farine et le sucre, à un prix réduit tout en maintenant le prix des produits de luxe à un niveau élevé, mais la CBH a calculé un prix complet avec des taux égaux pour tous les produits. La Mission a rapporté que « dans l’esprit de la majorité de notre peuple, le nouvel ordre des choses a suscité beaucoup d’insatisfaction. » 

Les Inuits d’Hebron devaient trouver un équilibre entre l’objectif morave de sauver les âmes et celui de la CBH de se procurer des objets de commerce, comme des fourrures de renard. Les Inuits étaient souvent pris en étau entre des commerçants qui refusaient d’offrir une aide alimentaire ou qui faisaient des commentaires désobligeants sur les Inuits qui vivaient près de la Mission pour participer aux activités de l’église plutôt que de chasser. 

Non seulement la CBH disposait-elle d’un quasi-monopole commercial dans le nord du Labrador, mais elle distribuait également l’aide alimentaire du gouvernement. Elle avait donc tendance à récompenser les Inuits qu’elle considérait comme de bons investissements, c’est-à-dire ceux qui lui rapportaient le plus d’objets de commerce. Elle pensait que les Inuits devaient chasser plutôt que de dépendre de la CBH pour la farine, le thé et le tabac. Dans le journal du poste d’Hebron daté du 2 janvier 1942, un fonctionnaire déclare : « Un Autochtone en règle avec l’église m’a demandé aujourd’hui de lui donner assez de bois pour lui permettre de rester ici jusqu’au 6 janvier [ancien Noël]… naturellement, j’ai refusé. »

Renatus fait front

La dépression mondiale des années 1930 a entraîné l’effondrement des marchés de la morue, des peaux et de l’artisanat. Les Inuits se sont retrouvés dans la situation intenable de ne pas pouvoir gagner l’argent nécessaire à l’achat de munitions, dont ils avaient besoin pour se nourrir. La chasse au phoque avait largement échoué et seule l’apparition inattendue de caribous le long de la côte leur avait permis d’éviter la famine. 

La situation devint intolérable pendant l’hiver 1933-1934. Renatus, avec sept autres hommes, décide alors de s’introduire dans le magasin de la CBH à Hebron pour se procurer des vêtements et des munitions. La première fois, en décembre 1933, ils escaladent la fenêtre de la réserve de mélasse et les deux fois suivantes, toutes deux en janvier 1934, ils utilisent une clé qu’ils avaient bricolée pour la serrure. 

Quelques semaines plus tard, les responsables de la CBH des postes de Nain et de Nutak contactent un jeune officier de la Marine royale, le lieutenant-commandant E.H.B. « Buck » Baker, pour lui demander de se rendre à Hebron et de « calmer les troubles » en arrêtant Renatus, « connu pour être un vaurien et l’instigateur de tous les troubles dans cette région ». Baker, qui dirigeait une équipe d’hivernage chargée de mettre à jour les cartes hydrographiques le long de la côte du Labrador près de Nain, a répondu aux hommes de la CBH qu’il avait un travail d’arpentage à faire et qu’il n’avait pas l’autorité nécessaire pour faire ce qu’ils lui demandaient. Il a néanmoins accepté de se rendre sur place une semaine plus tard environ pour jeter un coup d’œil sur la situation et « apporter un soutien moral à Massie ». (Le commerçant écossais n’avait que 23 ans et travaillait pour la CBH à Rigolet depuis quatre ans; Hebron était son premier poste auprès des Inuits.) Baker refusa d’être accompagné par des hommes de la CBH ou par F. M. Grubb, le missionnaire morave à Nain. 

Le voyage de 240 kilomètres de Nain à Hebron fut éprouvant, d’autant plus que lorsque l’appareil photo de Baker tomba de son cométique (traîneau), sa grande gourde de brandy se fracassa en même temps et lui coupa la main, qui se mit à saigner abondamment. Les arpenteurs n’avaient aucune expérience d’un aussi long voyage et encore moins d’un périple à travers les monts Kiglapait. Ils éprouvaient des difficultés à empêcher leurs traîneaux de dépasser les chiens et, parfois, ils s’enfonçaient dans la neige jusqu’à la poitrine pour redresser un cométique qui s’était renversé. Mais ils atteignirent finalement leur destination.

Le lieutenant-commandant E.H.B. « Buck » Baker, l’homme envoyé à Hebron pour enquêter sur les activités de Renatus, photographié ici à Nain, au Labrador, en 1933. (Photo : Collection de la famille d’E.H.B. « Buck » Baker, Devon, Angleterre)
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L’équipe du lieutenant-commandant Baker resta dans la maison de la mission d’Hebron – « une vaste habitation… aussi froide que la charité », écrit-il dans son journal – pendant que celui-ci interrogeait les cambrioleurs. Ils ont tous convenu que Renatus était leur chef. Lorsqu’il a finalement interrogé Renatus, Baker a levé les doigts dans un geste qui indiquait qu’il était en troisième position derrière Dieu et le roi George. Renatus a déclaré à Baker qu’il « savait qu’il faisait quelque chose de mal, mais qu’il l’avait fait pour obtenir des résultats et que l’affaire soit examinée par Parsons, le directeur de district, et par le directeur de poste de la CBH ». 

Baker a alors déclaré à Renatus que lui et sa famille devraient retourner à Nain. Renatus a accepté de partir lorsqu’il a appris qu’il ne serait pas emprisonné, mais pas avant que la CBH ne lui ait fourni plus de vêtements et de munitions. Le voyage de retour fut plus agréable pour les géomètres, car c’était l’expérimenté Renatus qui dirigeait les équipes, tandis que Baker voyageait avec la famille de Renatus. Baker trouva un logement pour la famille, demanda à Renatus de chasser pour gagner sa vie et le fit travailler dans l’équipe d’arpentage. 

Baker rédigea ensuite une note de service de cinq pages à l’intention de l’amirauté britannique, décrivant le voyage et les mesures qu’il avait prises. Il demandait qu’une haute autorité compétente entreprenne un examen approfondi des relations entre les Inuits et la CBH, « car je suis d’avis qu’il y a des fautes de part et d’autre, et que seule une enquête approfondie peut éclaircir la question et assurer la tranquillité future, car il semble que le problème soit de longue date et qu’aucune tentative n’ait été faite pour donner aux Autochtones une audience raisonnable ».

Sept mois plus tard, en août 1934, le SS Kyle arriva à Nain et deux policiers costauds escortèrent Renatus du camp d’arpentage jusqu’au navire, où il devait être jugé pour avoir volé des marchandises d’une valeur de 190 $. Abram Kean, capitaine d’un navire de chasse aux phoques de Terre-Neuve qui avait été moralement impliqué, mais légalement innocenté, dans la mort de 77 hommes qu’il avait laissés sur la glace lors de ce qui est devenu la désastreuse chasse au phoque de 1914 à Terre-Neuve, devait être le juge.

Baker partait sur le même bateau et a parlé à Kean avant le procès, arguant que Renatus ne devrait pas être emprisonné, car il avait seulement essayé de provoquer une enquête sur les injustices perpétrées par la CBH à Hebron. Baker intervint également en faveur de Renatus pendant le procès. La seule preuve contre Renatus était sa réponse à l’accusation. Il ne bénéficia pas de l’assistance d’un avocat. Le procès s’est déroulé en anglais, Grubb, le missionnaire morave, servant d’interprète.

Kean n’avait pas de temps à perdre avec les arguments de Baker et il a écrit plus tard dans son autobiographie que, bien que sa condamnation de Renatus à deux mois de travaux forcés dans la prison de Twillingate ait suscité le mécontentement de nombreux passagers du Kyle, les « lois et la constitution du gouvernement anglais sont les meilleures au monde parce qu’elles se rapprochent le plus des lois que Dieu a établies dans nos natures ». Pour Kean, les actions de Renatus constituaient une violation du ciel lui-même.

Après avoir avoué avoir coordonné les cambriolages, Renatus fut transféré à Nain en attendant son procès. Entre-temps, Baker demanda à l’Amirauté britannique d’enquêter sur les relations entre la CBH et les Inuits du Labrador. (Photo : E.H.B. Baker, 1934. Collection de la famille d’E.H.B. « Buck » Baker, Devon, Angleterre)
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Baker avait une opinion différente, qualifiant le procès de farfelu et d’absolument non orthodoxe. Le lendemain, il se rendit chez le commissaire de justice de Terre-Neuve, William R. Howley, pour plaider la cause de Renatus. Howley ignora également Baker, mais peu de temps après, la note de service de Baker adressée à l’Amirauté britannique et demandant que le traitement des Inuits par la CBH fasse l’objet d’une enquête fut transmise au secrétaire d’État pour les Dominions, qui exigea une réponse de la part de la commission gouvernementale de Terre-Neuve.

Le président de cette commission, D. Murray Anderson, répondit à la demande du Bureau du Dominion que Renatus avait été libéré peu avant la fin de sa peine afin de pouvoir se rendre au Labrador avant l’arrivée de l’hiver. Renatus retourna à Hebron où il fut accueilli en héros, à la grande consternation d’Anderson, qui écrira plus tard, très sérieusement, que « le transport vers un endroit de Terre-Neuve par bateau à vapeur, et l’emprisonnement avec un régime alimentaire adéquat, se présente à eux non pas comme une punition, mais comme un voyage attrayant vers un centre de civilisation, dont la réalisation ajoute à leur prestige parmi leurs voisins lorsqu’ils rentrent chez eux ».

Néanmoins, moins d’un an après, la Commission du gouvernement créa la Newfoundland Ranger Force pour prendre en charge la distribution des allocations d’assistance, faire respecter les règlements de chasse et servir de force de police au Labrador, et renforcer la Newfoundland Royal Constabulary en cas de besoin. La CBH a mis fin à ses activités au Labrador en 1942.

« Un bon dirigeant pour son peuple »

Renatus vécut encore 12 ans après son retour à Hebron. Ses actes antérieurs n’ont pas semblé lui être reprochés et, d’après les journaux de poste, il était bien considéré par les commerçants. Ses exploits en matière de chasse et de navigation ont fait l’objet de nombreux articles du gestionnaire de la CBH et écrivain, Len Budgell. 

Budgell parle des efforts de Renatus et de ses frères pour retourner à la station de chasse au phoque d’Illuilik avec un moteur « irrémédiablement cassé » : « Renatus est parti aujourd’hui pour la station de chasse au phoque, il devrait être arrivé à bon port, mais si son vieux moteur a encore lâché, il sera arrivé à sa maison éternelle avant le matin ». 

Dans un commentaire révélateur, Budgell a également écrit : « il m’en a fallu un peu plus pour me rendre compte à quel point ces hommes sont autonomes et résistants… Le nord du Labrador n’est pas un endroit froid et inhospitalier pour eux; c’est leur contrée. Ils savent comment s’y prendre et les choses ne sont jamais difficiles au point de les battre.

C’est un peuple heureux à Hebron, a-t-il ajouté. On m’avait dit qu’il s’agissait d’une bande de durs à cuire, mais cela n’aurait pas pu être plus éloigné de la vérité. Ils sont indépendants et n’aiment pas qu’on leur donne des ordres, mais si on se mêle de ses propres affaires, c’est un groupe avec lequel il est très agréable de travailler. »

Renatus a également servi l’église pendant un certain nombre d’années et, à sa mort, le missionnaire Siegfried Hettasch a écrit dans son rapport annuel que Renatus « était un bon dirigeant pour son peuple et un homme avec lequel on pouvait parler raisonnablement. Nous sommes tous désolés de le perdre. »

L’histoire de Renatus Tuglavina n’a été révélée que lorsque Woody Belsheim, un opérateur radio qui a servi à la station météorologique secrète américaine d’Hebron pendant la Seconde Guerre mondiale, m’a montré un modèle réduit de kayak en peau de phoque que Renatus avait fabriqué pour lui. Woody avait gardé le kayak accroché au mur de sa maison en Californie pendant 65 ans. Sur le fond du kayak, il avait écrit à l’encre noire : Fabriqué par Rayanastrus (sic) Tuglavina, Hebron Labrador, 1944. Peau de phoque.

ohannes Lampe, à gauche, président du gouvernement du Nunatsiavut, et Rozanne Junker avec le kayak de Renatus, qu’il a offert à un opérateur radio américain stationné à Hebron pendant la Seconde Guerre mondiale. (Photo : Dave Lough)
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C’est le kayak de Renatus qui a permis de découvrir non seulement l’histoire étonnante de sa vie, mais aussi la station météorologique secrète d’Hebron. Au cours de ses 50 années sur Terre, Renatus en a mené large, ses exploits ayant été publiés dans plus de cinq livres, de nombreuses revues, des journaux et des périodiques moraves.

Le commerçant de Killiniq en 1927 avait raison : Renatus était en effet « une personne très particulière et indépendante. »

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