Un an et demi plus tard, Parcs Canada ayant dévoilé son concept de parc, Robb et Kevin O’Connor, président des Amis du bassin versant de la Rouge, me font visiter le parc par la route. Ils en sont venus à penser que l’Alliance du parc de la Rouge, parfois impuissante – dissoute l’an dernier pour laisser la place à Parcs Canada – avait plutôt bonne allure.
Robb se rend en voiture à la limite nord proposée du parc. Elle se termine abruptement à un lotissement où la 19e Avenue croise la route York Durham Line. « Parcs Canada affirme que le parc de la Rouge est censé relier le lac Ontario au pied de la moraine d’Oak Ridges », explique Robb, faisant référence à la bande de 160 kilomètres de till glaciaire vallonné qui traverse le sommet de la région du Grand Toronto et qui est protégée par la province. « Ce n’est pas le pied, c’est l’orteil. Ces limites étaient fondées sur des considérations politiques, et non hydrologiques.» Il me montre une carte qui indique que l’extrémité nord du parc chevauche bien la moraine, mais de peu. Il pointe ensuite vers l’est, de l’autre côté de la route, vers plus de 40 kilomètres carrés de terres situées dans la ceinture verte provinciale, déjà propriété du gouvernement fédéral. Ce territoire fédéral, comme le montre la carte, s’étend quatre kilomètres plus au nord que le parc proposé, plus profondément dans le territoire morainique.
Le terrain a été exclu de la zone d’étude fournie à Parcs Canada par l’Alliance du parc de la Rouge. Robb estime que les intérêts généraux d’un parc plus vaste et écologiquement sain ont été victimes des intérêts plus étroits des agriculteurs qui louent déjà des terres sur ces terres fédérales interdites. Il affirme ne pas blâmer Parcs Canada et que la politique électorale a limité le parc, du moins pour l’instant.
Ce qui inquiète le plus Robb et O’Connor, c’est le silence de Parcs Canada sur la question d’un corridor de 600 mètres de large le long de la Petite rivière Rouge, où l’écologie devrait primer sur tout le reste, un élément pourtant inscrit dans tous les documents de planification depuis la création du parc. Il ne le voit pas explicitement mentionné dans le concept de parc de 18 pages de Parcs Canada. Robb cite une étude d’Environnement Canada de 2013 intitulée « Quelle quantité d’habitat est suffisante ? », qui soutient que la largeur minimale d’une zone forestière nécessaire pour créer un habitat forestier intérieur est de 500 mètres. « C’est seulement à ce moment-là que l’on obtient un système naturel, avec une canopée fermée, à l’abri des effets de bordure comme l’abondance de ratons laveurs, de mouffettes, de corbeaux et d’espèces envahissantes », explique-t-il.
Malgré l’absence de mention dans le concept du parc, Veinotte affirme que Parcs Canada est « engagé envers un lien écologique » et souligne que le plan de gestion stratégique du parc, un document nettement plus détaillé que l’énoncé de concept, n’a pas encore été rédigé.
O’Connor, cependant, souhaiterait que le point de départ soit un peu plus écologique. « Ce n’est pas ce que nous préconisions », dit-il. « La nature n’est pas notre priorité. Si l’on donne la priorité aux gens, nous en abuserons et en abuserons. » Dans les années 1990, l’Alliance du parc de la Rouge a choisi la meilleure vision à long terme pour ce parc. Nous demandons la même chose. Je veux venir ici avant de mourir et contempler quelque chose de magnifique, pas une courtepointe en lambeaux. »
Mais « en lambeaux » est un mot que certains pourraient utiliser pour décrire le parc actuel, qui fonctionne avec seulement six employés et qui compte en grande partie sur le travail bénévole pour les travaux de conservation.
Serena Lawrie est membre du conseil d’administration de la Fondation de la vallée de la Rouge, l’organisme qui gère le Centre de conservation de la vallée de la Rouge, qui organise régulièrement des promenades guidées dans le parc. Alors qu’elle attend un groupe scolaire devant la ferme du centre, je lui demande si le parc est suffisamment protégé. « Pas vraiment », répond-elle avec hésitation. « Il n’y a pas beaucoup d’argent. Le parc n’a pas réalisé d’inventaire saisonnier majeur des espèces depuis la fin des années 1990. Les sentiers se dégradent. Les gens ne savent plus où aller, alors ils créent leurs propres sentiers. Mais personne ne les surveille. » Mme Lawrie souligne que la publicité générée par l’arrivée de Parcs Canada a déjà entraîné une augmentation de la fréquentation, ce qui est finalement une bonne chose pour son organisme, qui s’efforce de faire connaître le parc. « Avant, il y avait surtout des retraités, mais il y a beaucoup plus de jeunes maintenant », dit-elle.
En parlant de jeunes, deux classes de l’école catholique St. Kevin de Scarborough sont arrivées. L’enseignant Neil Kulim les répartit en groupes. Kulim me raconte comment son père l’a emmené dans la vallée dans les années 1980 pour faire du vélo, se perdre, escalader des ravins et explorer des fermes en ruine. Depuis 2007, Kulim donne des cours au parc.
« Je pensais qu’on allait perdre la majeure partie de cet endroit dans les années 1990 », me dit-il en désignant, au-delà d’un pré le long du sentier Lookout, les maisons de l’autre côté de Meadowvale Road. « Je me souviens avoir frappé aux portes de ce quartier en 1999 et distribué des prospectus sur le parc. Les gens me demandaient : “C’est quoi la Vallée de la Rouge ?” »
Un chef de groupe demande si quelqu’un sait ce qu’est un bousier. La moitié des mains se lèvent. Kulim désigne un élève au fond, chaussé de bottes en caoutchouc neuves, et me dit que la semaine dernière, il ne savait pas ce qu’était un canoë ou un coyote. Je suis un garçon qui s’arrête devant une flaque d’eau sur le sentier. « Ces Jordans coûtent 200 $ », me fait-il remarquer avant de ranger ses baskets bien à l’abri de l’eau. Nous descendons vers une plate-forme de gravier au bord de la rivière Little Rouge, où elle arrive jusqu’aux genoux. Les élèves enquêtent timidement. L’un d’eux demande à Kulim s’ils peuvent toucher l’eau.
« Hé, j’ai trouvé une tortue », crie un enfant.
« Non, tu as trouvé une grenouille », corrige un autre.
Tandis que les enfants explorent le parc, je demande à Joanne Willock, une parente bénévole, à quelle fréquence elle y va. Elle regarde son fils debout sur la berge. « C’est gênant », dit-elle. « Je ne savais même pas que c’était ici. On n’habite pas si loin. Tous ces lotissements par ici, on les appelle “Vallée par-ci” et “Vallée par-là”, mais on perd de vue ce qu’est une vraie vallée. Il a neuf ans et c’est la première fois qu’il marche dans une rivière. » Je regarde et constate que malgré l’appréhension initiale, le penchant enfantin à se mouiller les pieds a pris le dessus. Ceux qui portent des baskets ont de l’eau jusqu’aux chevilles. Le dessus de plus d’une botte en caoutchouc a été percé.
Même l’enfant qui ne voulait pas salir ses chaussures de course doit être rappelé du banc de gravier qu’il emprunte. À son retour, la terre a collé ses lacets. Il a fallu cinq minutes pour le transformer en modèle emblématique du nouvel objectif déclaré de Parcs Canada : faire découvrir la nature environnante aux enfants, aux citadins et aux nouveaux Canadiens.
Plus tard dans l’après-midi, j’observe les ratons laveurs et les cygnes à l’étang avec Andy McKinnon, le naturaliste amateur. Il me montre un bosquet de bouleaux au-delà de la rive nord qui, selon lui, compte parmi les premiers à avoir été plantés dans le parc. L’année dernière, des bénévoles ont planté 100 000 jeunes arbres dans le parc. McKinnon a des sentiments mitigés à l’égard de ces restaurations et estime qu’idéalement, la nature n’a besoin que de temps pour se rétablir. Mais il sait que l’influence humaine ne disparaîtra pas dans le parc de la Rouge. « J’ai déjà constaté un regain d’intérêt pour le parc », dit-il. « Il y a de plus en plus de monde. »
L’augmentation du nombre de visiteurs dans le parc réjouit sans doute ceux qui voient le parc de la Rouge comme une porte d’entrée vers la nature. Et même si McKinnon craint une affluence, il espère que Parcs Canada trouvera le juste équilibre. « Parcs Canada a bonne réputation », dit-il. « Il serait judicieux que le parc soit géré par un seul organisme… s’ils adoptent une législation adéquate. »
Il s’arrête lorsqu’une tête brun foncé fait surface près de la rive. Elle plonge, et son dos élancé se courbe au-dessus de la surface avant de ne laisser que des ondulations. « La voilà », dit McKinnon en désignant la loutre. Peu après, nous en apercevons deux autres – une mère et ses deux petits – et McKinnon se souvient d’avoir vu la mère entraîner ses petits dans l’eau pour leur première baignade. Quelques observations récentes de ce type confirment qu’après 30 ans d’absence, les loutres sont de retour dans la vallée de la Rouge. McKinnon n’est pas encore convaincue qu’il existe une population reproductrice viable, mais c’est un bon début.
L’implantation des loutres peut sembler fragile, mais selon Veinotte, pour que la mission urbaine de Parcs Canada soit couronnée de succès, il est essentiel de protéger des populations comme celle-ci. Elle conteste l’idée que l’augmentation du nombre de visiteurs dans le parc menace sa faune et sa flore. « Le succès de l’un dépend de l’autre », affirme-t-elle. Autrement dit, si Parcs Canada souhaite initier les gens à la nature, il est essentiel qu’ils soient présents dès leur arrivée.