Le 8 octobre 1971, le premier ministre Trudeau annonçait que le multiculturalisme devenait une politique officielle du gouvernement. À l’occasion du 50e anniversaire de cette annonce, Canadian Geographic publie cinq essais de réflexion sur ce thème. La série fait partie de Commémorons le Canada, un programme du ministère du Patrimoine canadien visant à souligner les anniversaires canadiens importants. Elle donne au Canadian Geographic l’occasion d’examiner ces moments de l’histoire d’un ?il tantôt critique, tantôt commémoratif.
Mon père a immigré au Canada en provenance du Liban en décembre 1971, alors que le pays était au bord d’une guerre civile qui allait tuer quatre pour cent de la population et en déplacer un quart. Il avait 16 ans, mais lorsqu’il a pu voter légalement, il n’a pas eu à se demander pour qui il voterait : Pierre Elliott Trudeau, l’homme qui a insufflé le multiculturalisme dans l’air vif du Canada. Bien que la politique officielle ait semblé fragile dans les rares moments où il a été traité de « déporté », ou lorsqu’il a entendu des plaintes à l’égard des immigrants qui prenaient les jobs des Canadiens, vous ne pouviez pas convaincre Ahmed qu’Allan avait un avantage sur lui.
Ou qu’Ahmed avait un avantage sur nos voisins Assiniboines de l’Alberta. Au Canada, m’a dit un jour mon père, « si tu travailles dur, tu réussiras ». Lorsqu’on lui a demandé s’il pensait que les nouveaux arrivants récents, comme les réfugiés syriens, auraient les mêmes chances de réussite que lui, il a répondu qu’ils ont la vie encore plus facile avec tant de soutien gouvernemental; ce genre de soutien direct n’existait pas au début des années 70.
La leçon, telle que je l’ai comprise, était que le travail était le principal ingrédient de la prospérité d’un Canadien; cela n’avait rien à voir avec la race, la religion ou quoi que ce soit d’autre. Sa foi inébranlable dans le projet de multiculturalisme du Canada est commune à sa génération d’immigrants musulmans. J’en ai souvent entendu l’écho chez les Canadiens et les Américains lorsque je leur ai parlé pour mon livre Praying to the West, pour lequel j’ai voyagé de mosquée en mosquée sur 10 000 kilomètres dans l’hémisphère occidental. Cette perspective optimiste, cependant, n’était pas toujours partagée par les pairs de la génération de mon père qui ont émigré au cours des 20 dernières années, et elle était rarement ressentie par leurs enfants, mes homologues du millénaire et de la génération Z, même ceux qui ont obtenu la citoyenneté par droit de naissance.
Pour nous, le multiculturalisme est, au mieux, une entreprise en développement, mais pas plus que cela. Cela se voit à la double connotation du mot, à la façon dont il est parfois utilisé par un côté du spectre politique pour détourner l’attention du racisme systémique, et par l’autre côté pour justifier ces maux. Au cours des dernières élections, nous avons vu comment le « multiculturalisme » est souvent utilisé comme un sifflet à chien pour vilipender notre héritage islamique, pour semer la peur sur les dangers des pratiques culturelles que cette politique, selon eux, protège au détriment des autres.
À l’origine de ces sentiments se trouve une focalisation exagérée sur une minorité religieuse, née de la peur. Selon des sondages publics de 2015 et 2017, la plupart des Canadiens désapprouvaient le droit des musulmanes ultraorthodoxes de porter des couvre-visages tels que le niqab dans les espaces publics. Et trois Ontariens sur quatre – vivant dans la province la plus diversifiée du Canada – pensaient que les valeurs musulmanes étaient fondamentalement différentes des leurs.
Bien sûr, la religion n’était pas dans l’esprit de Trudeau père lorsque, le 8 octobre 1971, il a introduit une politique officielle de multiculturalisme avec ces mots : « Aucun citoyen ou groupe de citoyens n’est autre que Canadien, et tous doivent être traités équitablement. » Le séparatisme québécois était à l’ordre du jour, la langue et l’ethnicité étaient à l’ordre du jour, mais la « religion » était à peine une pensée après coup. Elle n’a été mentionnée qu’une seule fois dans le débat parlementaire qui a suivi, peu de temps après la pause déjeuner, et seulement comme un ajout linguistique aux nombreux éléments de diversité culturelle qui offrent à « tous les Canadiens une grande variété d’expériences humaines ».
Cinquante ans plus tard, la religion et le droit des individus de la pratiquer conformément à leur exégèse personnelle sont devenus synonymes du multiculturalisme canadien et des droits qu’il protège. Et l’Islam en particulier est devenu un test de Rorschach national sur la valeur du pluralisme occidental. Selon la personne à qui vous posez la question, la croissance de la population musulmane du Canada – d’invisible et infinitésimale en 1971 à visible et influente aujourd’hui – est un signe du chemin parcouru par le multiculturalisme, du chemin qu’il lui reste à parcourir ou du fait qu’il est allé trop loin.
Il est certain que l’islam, qui est la religion qui connait la plus forte croissance au Canada, a moins à voir avec le multiculturalisme qu’avec les transformations de la politique d’immigration dans les années 1960. Les premières vagues importantes d’immigrants musulmans, dont mes parents faisaient partie, ont effectivement chevauché le multiculturalisme en tant que politique et éventuellement en tant que loi. Mais leur arrivée a été la conséquence d’un nouveau système de pointage et d’engagements à l’égard des réfugiés qui ont remplacé des décennies de règles ouvertement racistes conçues pour empêcher les immigrants de couleur de devenir Canadiens.