Exploration

Par-delà ses horizons : La parole des femmes de Tallurutik

Au cours de l’été 2023, trois femmes partent à bord du voilier Que Sera, d’une longueur de 16 mètres, pour une expédition visant à inscrire les femmes inuites dans l’histoire de l’exploration du Nord.

  • Published Dec 10, 2024
  • Updated Jan 10, 2025
  • 1,852 words
  • 8 minutes
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Okalik Eegeesiak et Jessica Houston à Pond Inlet avant de mettre les voiles. (Photo fournie par Jessica Houston)
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Des siècles avant d’être tracé sur une carte, le passage du Nord-Ouest du Canada était un lieu de désir et d’empire. Espérant une route vers l’Ouest entre l’Europe et l’Asie, l’Angleterre a envoyé Jean Cabot à sa recherche en 1497. Dans son sillage, des explorateurs comme Martin Frobisher, William Edward Parry et John Franklin, porté disparu avec ses deux navires Erebus et Terror et son équipage de 129 hommes, en 1848. Le Norvégien Roald Amundsen a finalement traversé le passage du Nord-Ouest pendant trois hivers sur son navire Gjøa, arrivant à Nome, en Alaska, en 1906, cinq ans avant de devenir le premier humain à fouler le pôle Sud de l’Antarctique. 

Mais le passage du Nord-Ouest existait bien avant que ses frontières soient définies par les explorateurs européens. Toutes les expéditions qui ont tenté de le franchir ont rencontré des Inuits. Celles qui ont le mieux réussi se sont appuyées sur les connaissances et le travail des femmes inuites, qui cousaient les vêtements, préparaient les repas et donnaient des conseils sur la manière de survivre dans des conditions inimaginables pour les Européens. Leurs récits ont été largement occultés dans les histoires officielles du passage du Nord-Ouest. 

Au cours de l’été 2023, trois femmes ont embarqué sur le voilier Que Sera, d’une longueur de 16 mètres, pour une expédition d’un genre différent. (Photo : Jessica Houston)
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Au cours de l’été 2023, trois femmes ont embarqué sur le voilier Que Sera, d’une longueur de 16 mètres, pour une expédition d’un genre différent. L’expédition Beyond Her Horizons ne cherchera pas de routes maritimes, de ressources à extraire ou de lieux d’implantation pour la défense des terres et de la souveraineté. Les femmes à bord tenteront plutôt d’inscrire les femmes inuites dans l’histoire de l’exploration du Nord, tout en recueillant des données sur l’évolution des banquises, un problème qui affecte déjà les communautés de l’Arctique et dont l’impact sera croissant à l’avenir. 

Okalik Eegeesiak, ancienne présidente du Conseil circumpolaire inuit, et Jessica Houston, artiste basée à Montréal, ont commencé leur voyage à Pond Inlet, au Nunavut, en s’arrêtant pour parler aux femmes de Gjoa Haven, Cambridge Bay et Tuktoyaktuk de leur façon de survivre dans un climat rude. Elles ont partagé leurs connaissances sur tout, de la terre aux animaux, et sur les compétences traditionnelles des femmes telles que la couture et l’entretien du qulliq (lampe à l’huile traditionnelle).

Elles ont également parlé de la contribution des femmes au succès des explorateurs lors des premiers contacts. Noémie Planat, candidate au doctorat de l’Université McGill, s’est jointe au groupe à Tuktoyaktuk et a navigué jusqu’à Nome, en Alaska, pour mesurer la salinité et la température du courant de l’Alaska.

Comme pour toute expédition dans l’Arctique, les participantes ont dû faire face aux banquises, au vent et à la vie sur un bateau. Cette expédition a également dû répondre à des défis logistiques lorsque la pire saison de feux de forêt jamais enregistrée au Canada a entraîné l’évacuation de Yellowknife et la fermeture de son aéroport, ce qui a perturbé les changements d’équipage prévus. 

Vous trouverez ci-dessous des extraits de ce que les femmes du passage du Nord-Ouest ont raconté à l’expédition.

Telles que racontées à Jessica Houston, Okalik Eegeesiak, Mariah Erkloo et Abbie Ootova. 

«Je crois fermement que notre façon d’être inuit est très importante. Nos aînés disent qu’il faut respecter l’environnement et les animaux.» — Aaju Peter (Photo : Michelle Valberg)
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Aaju Peter

Aaju Peter est une avocate inuite, une militante, une créatrice de vêtements en peau de phoque et une membre de l’Ordre du Canada. Née au Groenland, elle s’est installée au Nunavut en 1981 et vit à Iqaluit.

À moins de s’adresser directement aux aînés, il est difficile d’obtenir notre histoire. Elle est toujours racontée du point de vue de quelqu’un d’autre. J’ai écouté à la radio, au Groenland, une série d’émissions sur les voyages de Knud Rasmussen [explorateur polaire et anthropologue dano-groenlandais] du Groenland au Canada. J’aurais aimé entendre les Inuits qui ont rencontré ces étrangers, car nous parlons de choses différentes. 

Je crois fermement que notre façon d’être inuit est très importante. Nos aînés disent qu’il faut respecter l’environnement et les animaux. Tout le monde a droit au même respect et au même espace. Il m’a fallu de nom-breuses années pour apprendre cela. Dans la communauté inuite, c’est toujours nous. Ce que j’ai appris au Danemark [où elle a été envoyée seule à l’école à l’âge de 11 ans], c’est moi d’abord : moi, moi, moi, puis tous les autres. 

J’ai toujours pensé que les femmes inuites étaient très puissantes : Sheila Watt-Cloutier, Mary Simons et la femme qui a accompagné Knud Rasmussen dans ses explorations. Lors des transformations de notre culture — nous avons été déplacés dans des communautés et notre autonomie a été prise en charge ou dirigée par des étrangers — nous, les femmes, avons appris à survivre. 

Je me souviens que l’une des présidentes de la Nunavut Tunngavik Incorporated s’est levée au Parlement et a présenté le nom inuktitut du passage du Nord-Ouest, qui est Tallurutik. Ce mot désigne les tatouages au menton d’une femme. Le passage du Nord-Ouest ressemble à des tatouages sur le menton : d’énormes montagnes qui descendent jusqu’à l’océan. J’ai navigué plusieurs fois sur le passage du Nord-Ouest et je me souviens qu’on m’a prise en photo avec mon tallurutik. C’était un moment de fierté, lorsque je regardais l’horizon et les montagnes qui descendaient comme les lignes de mon tatouage sur le menton. Pour moi, c’était extraordinaire.

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« Beaucoup de premiers explorateurs n’auraient pas survécu sans les femmes inuites. » — Miqqusaaq Bernadette Dean
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Miqqusaaq Bernadette Dean

Miqqusaaq Bernadette Dean est l’arrière-petite-fille de Siusarnaq, également connue sous le nom de Shoofly Comer. Elle est originaire de l’île de Southampton, à l’entrée de la baie d’Hudson, où elle a grandi en pratiquant la chasse, la pêche et la cueillette. Depuis, elle travaille en étroite collaboration avec les aînés et les jeunes à l’élaboration de programmes culturels, ainsi qu’à l’organisation de camps culturels pour les jeunes et les femmes inuits. 

Beaucoup de premiers explorateurs n’auraient pas survécu sans les femmes inuites.

Mon arrière-grand-mère Shoofly était une très bonne couturière. J’ai vu son travail au musée. Ses points ressem-blent à de minuscules marques de crayon. C’est dire à quel point ses talents de couturière étaient complexes. J’ai vu une photo d’une vingtaine de baleiniers qui ont hiverné quatre hivers de suite, et ils sont tous vêtus de vêtements en caribou. Il y a aussi une photo de l’équipage du Neptune, une expédition gouvernementale au début des années 1900, et ils sont tous vêtus de vêtements en caribou. Ils sont près de 40, je crois. Ils n’auraient pas pu confectionner les vêtements eux-mêmes ; ce sont les femmes inuites qui s’en sont chargées. Les familles voyageaient ensemble et se rendaient à l’intérieur des terres pour récolter les peaux nécessaires à la confection des vêtements.

Lorsque [mon arrière-grand-mère est décédée], le directeur du poste de la Baie d’Hudson a écrit dans son journal quotidien que chaque fois qu’il y avait une prise de poissons ou de phoques ou une récolte d’animaux, elle s’assurait toujours que les garçons de la Baie d’Hudson en reçoivent une part. 

Tookoolito [également connue sous le nom de Hannah] et son mari Ipiirvik [également connu sous le nom de Joe] travaillaient avec Charles Francis Hall dans le cadre de l’expédition Polaris. Trente et un d’entre eux — possiblement huit Allemands, des scientifiques, une famille groenlandaise de cinq personnes, Hannah, Joe et leur fille — ont été séparés et ont dérivé [sur une banquise]. Hannah avait un qulliq [lampe] et Joe construisait des abris de neige, les transportant même deux ou trois fois d’une glace fine à une glace plus épaisse. [L’expédition Polaris (1871–1873) était une tentative américaine d’atteindre le pôle Nord. Le navire a été abandonné lors d’une tempête de glace et de nombreux membres de l’équipage, dont Tookoolito, son mari et leur petite fille, sont restés bloqués pendant six mois. Ils ont dérivé à environ 2 000 km au sud avant d’être secourus au large du Labrador]. 

La part non écrite de notre histoire est tellement immense. Je me suis rendue deux fois sur la tombe d’Hannah à Groton, dans le Connecticut. Je lui ai apporté des petits bouts de coton arctique et de bruyère, une aiguille et du tendon. La deuxième fois, je lui ai apporté des roses. 

Ces femmes inuites auraient pu être considérées comme des exploratrices, mais elles n’ont pas obtenu ce titre ou cette reconnaissance. 

« Il y avait des moments où la vie sur la terre était difficile, mais nous nous souvenons qu’il s’agissait de moments heureux. » — Mary Muckpa
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Mary Muckpa

Mary Muckpa a grandi sur les terres entourant Pond Inlet. Elle est couturière, enseignante à la retraite et aînée respectée.

À l’époque, nous travaillions pour survivre. [Mes ancêtres] fabriquaient des kamik [bottes en fourrure de loup-marin] pour leurs voyages sur le continent. Ils marchaient de longues distances sur la terre, au point que les semelles de leurs kamiks se trouaient. Ils emportaient du matériel de couture, des peaux de phoque barbu, pour leurs déplace-ments à l’intérieur des terres, afin de pouvoir faire des réparations pendant leur voyage. C’est ainsi qu’ils vivaient. 

Il y avait des moments où la vie sur la terre était difficile, mais nous nous souvenons qu’il s’agissait de moments heureux. Les seuls moments qui semblaient difficiles étaient ceux où le temps ne coopérait pas en été, où les choses étaient détrempées et où nous ne pouvions pas les sécher — quand les peaux de phoque devaient être séchées et que le temps était à la pluie et à la bruine. Nous avons essayé de nous préparer. Nous conservions ce que nous récoltions. Nous ramassions de la bruyère : nous la conservions dans notre litière pour la garder sèche et nous l’utilisions pour faire du feu les jours de pluie. Nous devions la garder sèche pour qu’elle soit prête à être utilisée pour le chauffage et la cuisine.

À l’époque, nous n’étions pas inquiètes des temps difficiles, ni même stressées. C’est ainsi que nous avons grandi et c’était un mode de vie. Je ne pense pas que les gens pensaient que leur mode de vie était difficile ou qu’il était complexe. Je pense que nous aurions du mal à vivre dans ces conditions aujourd’hui.

« Il y a beaucoup d’histoires sur l’Arctique, et elles sont toutes vraies. Mais elles sont plus enrichissantes lorsque la communauté locale est impliquée dans le récit. » — Mariah Erkloo
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Mariah Erkloo

Mariah Erkloo est étudiante en sociologie à l’université de la Colombie-Britannique et réside à Pond Inlet. Elle a navigué sur le passage du Nord-Ouest en tant qu’ambassadrice culturelle avec Oxen Expeditions.

Toutes ces îles et tous ces chenaux du passage du Nord-Ouest portent des noms anglais. En grandissant, je ne connaissais que les noms en inuktitut. Et la façon dont les Inuits nommaient les lieux à l’époque avait une particularité. Ils n’étaient pas nommés d’après les personnes qui les avaient « découverts ». Les noms décrivent simplement ce que la terre fournit ou ce à quoi elle ressemble. Qikiqtaq est l’île montagne. Et Qikiqtarjuaq signifie « grand île ». Ces noms se retrouvent partout dans l’Arctique. Le canal au-dessus de l’île Bylot s’appelle Tallurutiup Imanga, l’eau qui appartient à la montagne. Il y a une montagne là-bas et elle crée une forme de V, comme les tatouages au menton, c’est pourquoi on l’appelle Tallurutik. La terre n’est pas quelque chose que nous possédons. C’est une chose avec laquelle nous travaillons et que nous respectons. 

Il y a beaucoup d’histoires sur l’Arctique, et elles sont toutes vraies. Mais elles sont plus enrichissantes lorsque la communauté locale est impliquée dans le récit. 

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