Droits ancestraux et droits issus de traités
L’article 35 garantit les droits ancestraux et issus de traités des Premières nations, des Inuits et des Métis du Canada. Les Métis n’étaient pas couverts par la législation fédérale précédente qui leur accordait un statut spécial, bien que les tribunaux aient reconnu certains droits de chasse et de pêche des Métis, et que le gouvernement fédéral ait conclu des accords avec certains groupes de Métis.
Pourtant, selon M. Sanderson, ces droits ne sont pas absolus. Les droits fonciers des autochtones sont quelque peu ébranlés. Les droits de propriété des Premières nations se limitent parfois au droit d’être consulté lorsqu’un gouvernement veut autoriser l’exploitation de ressources sur des terres qui étaient traditionnellement utilisées par les Premières nations.
« L’idée que la Couronne peut empiéter de façon justifiée sur les droits des Autochtones émerge comme une réarticulation du test Oakes, et le besoin perçu d’équilibrer un droit contre un autre. Ce faisant, la Cour a laissé les droits autochtones dans une vulnérabilité unique. »
« Les droits ancestraux de l’article 35 sont, par exemple, les seuls droits protégés par la Constitution qui peuvent être ignorés (outrepassés) par un autre droit non protégé par la Constitution. Ainsi, par exemple, le droit à la liberté d’expression ou de parole est supplanté par la garantie de sécurité de la personne prévue par la Charte. Vous ne pouvez pas crier “Au feu !” dans un théâtre. Mais la liberté d’expression ne pourrait jamais être supplantée par le “développement économique”, la “protection de l’environnement ” ou “l’équité économique” comme le sont les droits garantis par l’article 35 », a déclaré Sanderson.
Il est difficile de savoir ce que les auteurs de la Constitution avaient en tête lorsqu’ils l’ont rédigée. Aux États-Unis, les tribunaux se réfèrent aux écrits des rédacteurs de leur constitution lorsqu’ils interprètent leur Constitution et sa Déclaration des droits. Les rédacteurs canadiens, conscients que le droit canadien, qui remonte à l’affaire “Personnes” de 1929, considère la Constitution comme un “arbre vivant”, ont délibérément laissé l’interprétation de la Constitution de 1982 et de sa Charte des droits aux tribunaux.
Selon M. Sanderson, les tribunaux ont fait fausse route lorsqu’ils ont commencé à interpréter les droits garantis par l’article 35 comme des droits détenus par des personnes vivant dans les provinces canadiennes et à l’intérieur du pays du Canada, plutôt que comme des droits des Premières nations.
« Ces provinces et ce pays ont des lois, et si ces lois interfèrent avec les droits garantis par l’article 35, et si la violation de ces droits peut être justifiée devant un tribunal canadien, alors ces droits garantis par l’article 35 sont mis de côté. »
« Une façon plus pertinente de se représenter l’article 35 serait de concevoir les droits comme étant détenus par des ordres de gouvernement autochtones, et la question n’est pas de savoir si ces droits peuvent être enfreints de façon justifiée, mais plutôt de savoir quel ordre de gouvernement a la compétence appropriée à l’exclusion des autres ordres de gouvernement. Le gouvernement fédéral, par exemple, ne pourrait jamais « empiéter de manière justifiée » sur la réglementation provinciale en matière de propriété et de droits civils – ce sont des compétences provinciales, » a-t-il déclaré.
« La bonne direction serait de voir les droits de l’article 35 comme reconnaissant un ordre de gouvernement autochtone distinct, » ajoute M. Sanderson.
Objectifs et réalité
Mais même lorsque la Charte est appliquée aux peuples autochtones, il est fréquent qu’elle ne parvienne pas à protéger leurs droits. Tous les Canadiens ont le droit de consulter un avocat, mais la plupart des provinces ont réduit à néant l’aide juridique pour les affaires criminelles et l’ont effectivement éliminée pour les affaires civiles, y compris le droit de la famille. Selon les spécialistes du droit, ces coupes ont porté un préjudice disproportionné aux populations autochtones, notamment aux femmes.
Kerri Anne Froc, professeure de droit à l’Université du Nouveau-Brunswick, affirme que l’aide juridique de base dans les affaires criminelles bénéficie d’une certaine protection en vertu de l’article 11 de la Charte. Cela a surtout aidé les hommes, qui sont plus susceptibles d’être accusés d’une infraction criminelle. « L’aide juridique civile pour les affaires de droit de la famille, les femmes qui demandent une pension alimentaire en tant que conjointe, ou pour les enfants, est pratiquement inexistante, » dit-elle. Les femmes défavorisées, dont beaucoup sont autochtones, se sont retrouvées dans l’incapacité de présenter des demandes de pension alimentaire en tant que conjointe, et de protéger leurs droits de garde ou d’accès à leurs enfants.
La sénatrice Kim Pate, ancienne dirigeante de l’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry, a passé la majeure partie de sa vie adulte à défendre les plus défavorisés, ceux qui sont marginalisés, victimisés, criminalisés et institutionnalisés, en particulier les femmes. Beaucoup de ces femmes sont autochtones ou autrement racialisées.
« Nous vivons un moment historique avec un nouveau juge autochtone à la Cour suprême du Canada, en particulier en ce qui concerne la façon dont le gouvernement traite la question de l’incarcération massive des femmes et des filles autochtones (acronyme anglais MMIWG) et celle des droits fonciers », a déclaré Mme Pate.
« Les droits fonciers autochtones ont été largement formulés comme des revendications territoriales, apparemment sans tenir compte des liens et du contexte très réels des questions environnementales : la protection des terres et de l’eau et les liens entre le vol de terres et l’identité culturelle et communautaire. Le rôle des femmes dans la culture autochtone et la protection des terres est pratiquement inexistant dans les constructions juridiques. Les efforts déployés par les tribunaux pour interpréter la Charte de manière à obliger les juges à tenir compte des défavorisations auxquelles sont confrontés de nombreux accusés autochtones, notamment les traumatismes intergénérationnels, n’ont pas réussi à endiguer le pipeline des pensionnats/de l’aide sociale à l’enfance vers la prison. En fait, cela semble avoir l’effet inverse, puisque le pourcentage de femmes autochtones dans les prisons fédérales continue de monter en flèche. La moitié des femmes purgeant des peines de deux ans ou plus sont indigènes. Dans les provinces des Prairies, plus de 75 % des femmes incarcérées dans les prisons provinciales sont indigènes. Dans certaines régions du Canada, presque toutes les filles et les jeunes femmes détenues en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents sont indigènes.
« Lorsque les dispositions relatives à l’égalité de la Charte sont entrées en vigueur – retardées de trois ans comme un clin d’œil à l’époque aux inégalités flagrantes, nous avons commencé à voir certains efforts pour traiter ces enjeux d’inégalité. Les demandes de justice et de traitement équitable pour les femmes autochtones n’ont paradoxalement pas atténué les problèmes, mais semblent avoir entraîné une certaine indigénisation des systèmes juridiques et pénaux qui ont apparemment permis de justifier et d’accepter plus facilement l’incarcération massive des femmes.
« Cette indigénisation du système est maintenant acceptée par les juges, les avocats et la police, » a déclaré M. Pate. Comme l’a mis en évidence le MMIWG, les mêmes problèmes de racisme, de misogynie et de pauvreté qui font que des femmes autochtones disparaissent et sont assassinées sont les mêmes qui les rendent plus susceptibles de se retrouver sans abri et en prison.
M. Pate a déclaré que la Charte nous a donné une lentille pour examiner les questions de droits, mais tant que ces inégalités économiques, sanitaires et sociales ne sont pas traitées, les droits à l’égalité ne sont que des mots sur le papier.