History

Bluenose : Derrière les voiles

Le symbolisme du Bluenose, l’emblématique goélette canadienne de pêche et de course, est peut-être tout aussi pertinent aujourd’hui qu’il y a 100 ans, lorsque le navire a touché l’eau pour la première fois

  • Published Feb 26, 2021
  • Updated Sep 03, 2024
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A painted portrait of a ship on the ocean waves Expand Image
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Le premier voyage de pêche du Bluenose a bien failli se terminer avant de commencer. Une nuit, au printemps 1921, l’équipage du navire vient de finir sa première journée de pêche à la morue sur les Grands Bancs au large de Terre-Neuve. Vers 2 heures du matin, le capitaine Angus J. Walters entend l’homme de quart lancer un cri d’alarme : une énorme goélette en bois émerge d’un noir d’encre pendant que des vents déchaînés la dirigent vers leur plus petit navire. Horrifié, Walters ordonne à l’équipage de monter à bord de petits doris de pêche pendant que l’homme de quart souffle fiévreusement dans la corne de brume. Au tout dernier moment, le navire tourne en tranchant l’eau.

« Comment nous a-t-il évités? Comment ne nous a-t-il pas coupés en deux? Je l’ignore », déclare Walters plus tard. « Ce trois-mâts carré nous a évités de justesse. »

Le Bluenose l’a échappé belle — comme il le ferait encore et encore — au fil d’un parcours historique qui, pour de nombreux Canadiens, demeure un triomphe éclatant. Mais comme la plupart des symboles destinés aux pièces de monnaie, aux Minutes du patrimoine et aux plaques d’immatriculation, la véritable histoire du Bluenose se révèle plus complexe. Tour à tour, ce navire a été une valeur sûre, une épave, un phénix renaissant de ses cendres. Pourtant, même aujourd’hui, alors que nous vivons dans une période historique dangereuse, le Bluenose raconte un autre récit qui évoque un passé inquiétant et donne des leçons d’espoir et de prudence pour l’avenir.

L’époque qui a vu la construction du Bluenose a été « marquée par une multitude de choses pénibles », explique Heather-Anne Getson, ancienne historienne du Musée des pêches de l’Atlantique, à Lunenburg (N.-É.), et auteure de l’ouvrage Bluenose : The Ocean Knows her Name. Les communautés du monde entier avaient été dévastées par les pertes humaines et économiques de la Première Guerre mondiale qui, par une cruelle ironie du sort, avait été suivie par la maladie et la mort de millions de personnes lors de la pandémie de grippe espagnole.

« La région souffrait d’une dépression économique, les prix du poisson étaient bas et le Bluenose permettait aux gens de penser à autre chose », explique Getson. La société est maintenant bouleversée, dit-elle, d’une manière qui rappelle beaucoup la période de la grippe espagnole. « Le Bluenose était un symbole de travail acharné, de succès et de victoire en des temps extrêmement difficiles. »

Ainsi, il y a un siècle, une alliance improbable d’hommes d’affaires, de pêcheurs, de passionnés de voile et de la construction navale lance le Bluenose, long de ses 143 pieds, sur une scène mondiale marquée par des conflits, une pandémie et des changements sociaux et technologiques fondamentaux. Le navire finit par se tailler une réputation grâce à ses victoires inégalées à la course. Mais avant que l’équipage ne puisse concourir, il faut d’abord finir une difficile saison de pêche au large des côtes : il s’agit de la première condition pour participer à l’International Fishermen’s Race (course internationale des pêcheurs), tenue sporadiquement pour couronner la goélette la plus rapide de la flotte de pêche de l’Atlantique Nord.

William Dennis, grand éditeur de journal et sénateur de Halifax, était aux commandes de ces courses. À la lecture d’un article détaillant l’annulation de l’America’s Cup en raison de vents violents, Dennis s’est mis à rire, explique Michael Santos, historien à l’Université de Lynchburg en Virginie. « Il a dit : “Je parie que nos gars à Lunenburg n’auraient pas ce genre de problème.” »

Les courses, comme Dennis et d’autres les imaginaient, seraient « pour les vrais marins » et prouveraient que « l’âge de la voile n’est pas fini ».

Avec l’arrivée des chalutiers et des dragueurs à vapeur, les pêcheurs de goélettes du Canada atlantique savaient bien que leurs compétences spécialisées, acquises à la dure, seraient un jour inutiles. Comme les travailleurs de l’acier et du textile avant eux, l’invention d’équipement mécanisé menaçait tous les principes et la structure de la pêche en voilier en vertu desquels les équipages partageaient les profits ou les pertes d’un voyage. Ainsi, le trophée de cette course internationale a permis aux marins, dont le gagne-pain était fondamentalement menacé par la révolution industrielle, de bénéficier d’un répit inattendu et bienvenu.

« La vie des pêcheurs était difficile, mais ils savaient qu’ils étaient doués pour la pêche », dit Santos. « Angus Walters était un salaud, mais les pêcheurs voulaient travailler pour lui parce qu’il faisait très bien son travail », dit-il, à propos du capitaine du Bluenose. « Tous ces gars entretenaient des liens familiaux depuis plusieurs générations, et la pêche faisait partie de leur vie. Il y avait un sentiment de communauté, un sentiment de fierté, mais aussi le sentiment que la nouvelle technologie était leur ennemie. »

La pêche sur les Grands Bancs. (Photo: W.R. MacAskill Nova Scotia Archives 1987-453 No. 4896)
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N’étant pas lui-même marin, Dennis avait canalisé une certaine fascination populaire pour le machisme et la poésie de la mer qui étaient dans l’air du temps. Même si les pêcheurs ont considéré avec mépris des écrits sentimentaux et à l’emporte-pièce comme Capitaine Courageux de Rudyard Kipling et The Deep Sea’s Toll de l’écrivain américain James Connolly — « pour la classe ouvrière, tout cela n’était que foutaise », dit Santos — ces oeuvres ont captivé l’imagination du public. (Cela dit, Santos note que les capitaines affichaient une certaine sentimentalité à l’égard de leurs navires de pêche, mais qui tenait davantage d’un romantisme pragmatique — un lien avec leurs goélettes et avec la mer.)

Pour participer, les équipes américaines et canadiennes doivent d’abord remporter les épreuves nationales de qualification, tenues respectivement au large de Gloucester (Massachusetts) et de Halifax (Nouvelle-Écosse) au début du mois d’octobre. Le parcours de l’International Fishermen’s Race fait de 35 à 40 miles nautiques, en alternance entre les pays, et le navire qui gagne deux courses sur trois remporte le prix de 4 000 dollars. Bien que le droit de se vanter est inestimable, il s’agit d’une belle récompense pour l’époque.

Les monteurs installent une voile, alors que le navire se prépare à la course en 1938. (Photo: W.R. MacAskill Nova Scotia Archives 1987-453 No. 304)
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Le jour du lancement le 26 mars 1921. (Photo: W.R. MacAskill Nova Scotia Archives 20040012)
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En 1920, le navire américain Esperanto remporte haut la main les deux premières épreuves de la première course internationale, battant le navire canadien Delawana. Il s’agit d’une défaite cuisante pour l’équipe de Lunenburg. Bien que leur rivalité se voulait généralement amicale, ils considéraient leurs adversaires du Sud comme de jolis « lapins » — un stéréotype fondé sur la vitesse et les lignes plus épurées des navires américains. Alors que le marché américain du poisson frais prend de l’ampleur, rentrer au port rapidement devient pour les pêcheurs de Gloucester un moyen sûr d’obtenir le meilleur prix pour leurs prises. La flotte canadienne, plus éloignée, compte sur la capacité de pêche autant que sur la vitesse. Comme quelqu’un l’a relaté, un navire canadien devait à la fois faire office « de cargo et de bâtiment de pêche ». Pour un capitaine de Lunenburg qui passait des jours à naviguer jusqu’aux lieux de pêche et des semaines à pêcher la morue destinée au salage, le débarquement et le transport du poisson en grandes quantités se révélaient essentiels.

Après la défaite nationale lors de la première International Fishermen’s Race, Dennis, en compagnie du chevronné capitaine de goélette Walters et d’un groupe d’hommes d’affaires et d’investisseurs, fonde la Bluenose Schooner Company, un nom évoquant un surnom populaire des Néo-Écossais. Leur navire éponyme est finalement construit pour 35 000 dollars — un investissement considérable qui nécessite la vente de 350 actions d’une valeur de 100 dollars chacune.

« Le Bluenose a été construit pour reprendre le trophée de la course internationale aux Américains », explique Jeff Noakes, historien de la Seconde Guerre mondiale au Musée canadien de la guerre à Ottawa. « Et le Bluenose est expressément construit comme un navire de pêche en bonne et due forme, car c’est l’une des conditions pour gagner. »

Le groupe charge William Roué, architecte naval principalement autodidacte qui a grandi en étudiant des manuels de bord à la lueur d’une bougie, de concevoir le navire. À l’époque, Roué travaillait à plein temps pour l’entreprise familiale de boissons gazeuses, mais il s’était aussi bâti une réputation en concevant des embarcations plus petites, principalement des skiffs de course, pour des membres du Nova Scotia Yacht Squadron. Une poignée de clients de Roué témoigne de son talent et, après une série d’ébauches, un dessin est approuvé et la construction commence sans tarder.

Ironie du sort, c’est une percée scientifique — plus précisément la théorie mathématique de la forme d’onde — qui donne lieu aux caractéristiques physiques presque parfaites de la coque incurvée du Bluenose, dont la poupe a été décrite par un journaliste maritime du Toronto Star comme « rappelant presque un canot ». « Ce n’était pas un coup de chance, c’était un calcul mathématique », dit son arrière-petite-fille Joan Roué. « Il a dessiné la forme de la coque pour qu’elle offre le moins de résistance possible. »

Pendant des mois, Walters supervise la construction au chantier naval Smith & Rhuland, au coeur du port accueillant de Lunenburg. Roué choisit diverses essences de bois en fonction de leur poids et de leur flottabilité — épinette et chêne pour la charpente, pin pour les ponts, bouleau pour la coque; Walters et lui exigent sans cesse des modifications de la part des constructeurs. Au fur et à mesure que le navire prend forme, les espoirs qu’il suscite grandissent.

En décembre 1920, le gouverneur général du Canada, le duc de Devonshire, vient d’Ottawa pour enfoncer le clou cérémonial. (Toutefois, on raconte que le Duc, ayant bu un peu trop d’alcool avant la cérémonie, a raté la cible et quelqu’un d’autre a dû prendre la relève.)

Enfin, le 26 mars 1921, Audrey Smith, nièce de Walter et fille du constructeur naval Richard Smith, baptise le navire au champagne avant qu’il ne glisse dans les eaux calmes du port. Après l’installation des voiles et du gréement, la première sortie rapide du navire, selon un rapport, « témoigne de la vitesse dont il est capable ».

Une carte de la course de 1931.
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Campagne publicitaire de 1931.
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APRÈS QUATRE MOIS À NAVIGUER sur les Grands Bancs, l’équipage met le cap sur le port et se mesure à d’autres navires en chemin; il installe les voiles de course et le mât de flèche et se prépare à affronter ses concurrents canadiens lors de l’épreuve de qualification canadienne pour la course internationale — qu’il remporte haut la main.

Quelques mois plus tôt, le champion en titre américain Esperanto heurte une épave submergée au large des côtes de l’île de Sable (N.-É.) et coule, de sorte qu’un nouvel adversaire américain pour le championnat, Elsie, est choisi. Pour remporter les séries internationales d’octobre 1921, le Bluenose doit remporter deux courses sur trois, mais il fait encore mieux : il gagne les trois. (Bien qu’à la fin de la dernière course, un observateur remarque que Walters ressemble à « un morceau de ficelle mâchée » à cause du stress.)

Tout au long des années 1920 et 1930, le navire a monopolisé la une des journaux canadiens, explique l’historienne Getson, non seulement parce que le navire et son équipage avaient réussi à battre les Américains à maintes reprises, mais aussi parce que les Canadiens avaient besoin d’espoir. « Les gens avaient le profond sentiment que l’histoire était en train de s’écrire », dit-elle. « Ce navire était associé au moyen de subsistance de gens ordinaires, de gens comme les autres. Et pourtant, ces gens réussissaient à gagner. »

Entre les courses, le Bluenose enregistre des chiffres de pêche impressionnants. En 1923, il débarque plus de 293 000 kilos de morue et décroche le record de la plus grosse prise jamais rapportée au port de Lunenburg. En se distinguant ainsi, le Bluenose devient un « highliner », un navire reconnu pour la taille et la valeur de ses prises.

Les soubresauts dramatiques à bord du navire sont souvent l’oeuvre de Walter lui-même. Lors du championnat de 1923, dans la première course, la bôme du Bluenose heurte et traîne brièvement son adversaire, Columbia; dans la deuxième course, le navire passe du mauvais côté d’une bouée. Quand un comité de juges décrète que, pour la deuxième course, la victoire revient au capitaine Ben Pine de Gloucester, Walters est furieux et refuse de terminer les séries.

« Pour expliquer leur décision, les juges ont invoqué un protocole de navigation de plaisance », dit Santos. Mais Walters leur a dit : « J’ai gagné à la régulière » et ensuite : « Allez vous faire voir, j’emmène le Bluenose à la pêche. »

L’abandon des séries provoque un tollé, mais pour bien des gens, c’est une décision raisonnable. « Rappelons-nous que le Bluenose est un navire de pêche », a déclaré un journaliste dans le Boston Herald. « Nous ne devrions pas appliquer l’éthique et les pratiques d’un terrain de tennis ou de polo aux ponts d’une goélette de pêche hauturière. »

Les courses sont suspendues sept ans; pendant cette période, le Bluenose manque de couler au large de l’île de Sable (N.-É.) — deux fois plutôt qu’une — lors de tempêtes qui coûtent la vie à des centaines de marins. Le prix du poisson continue à baisser et les chalutiers d’acier continuent à accaparer l’industrie. Battu et meurtri, le Bluenose continue à pêcher, jusqu’au célèbre krach boursier de 1929 et après. En 1929, le navire, encore une fois, frôle la destruction sur des rochers au large des côtes de Terre-Neuve. Selon Santos, Walters a continué à pêcher, car c’était tout ce qu’il savait faire, même si autour de lui le monde et l’industrie changeaient. « N’importe qui peut partir en bateau et draguer le fond de l’océan », disait-il. « Quand on est pêcheur à la voile, sur une goélette, il faut beaucoup de compétences pour penser comme une morue. Ces gars partaient deux, trois mois d’affilée. Et les Grands Bancs n’ont rien d’amusant, c’est un endroit dangereux, et ces gars-là font ça tout le temps. »

En 1933, le gouvernement canadien choisit Walters et son navire pour représenter le pays à l’Exposition universelle de Chicago. Même si la Grande Dépression fait rage, la foule se presse dans les ports intérieurs le long de la route du célèbre navire, l’acclamant et cherchant à le voir. Le navire fait escale dans les grandes villes le long de la voie navigable des Grands Lacs — et remporte une course sur le lac Michigan pour laquelle il obtient un fromage de 300 livres. À Toronto, le long des falaises de Scarborough, une foule l’attend. Selon un rapport, « des Torontois de toutes sortes, de toutes couleurs, de toutes conditions et de tous âges étaient là; beaucoup, sans doute, ne possédaient que des connaissances nautiques limitées se résumant à une vague idée que les bateaux flottent sur l’eau qui commence là où la terre finit. » La réputation et l’importance du Bluenose avaient officiellement transcendé ses planches.

« Ces courses ont captivé l’attention des gens partout au pays comme pourrait le faire le hockey aujourd’hui », explique l’historien Noakes. « Dans les années subséquentes, des films d’actualités sont tournés, des enregistrements radio sont réalisés. Ces nouvelles attirent l’attention à l’échelle nationale et cela contribue à graver le Bluenose dans la conscience collective. »

Cependant, malgré l’effet galvanisant des courses sur de nombreux Canadiens, le parcours du navire a mené à l’adulation des hommes blancs à l’exclusion des peuples autochtones — en effet, les goélettes constituaient un outil brutal des colonisateurs européens qui a facilité des siècles de vol de terres aux Premières Nations et aux Inuits — ainsi que des femmes et des immigrants racialisés. Il est évident maintenant, dit Noakes, que l’effet galvanisant du navire ne s’est jamais étendu à « tous les Canadiens ». Il n’en demeure pas moins, dit-il, qu’il a été porteur de sens pour bien des gens, même s’il a toujours été un produit vendu et commercialisé auprès du public canadien.

« Il y a cette idée selon laquelle les identités se développent et les identités peuvent, dans une certaine mesure, être construites », dit-il. « C’est le navire sur la pièce de dix cents, n’est-ce pas? Mais il est aussi devenu un symbole de la Nouvelle-Écosse. »

Au printemps 1936, Walters fait une concession à la technologie et le Bluenose est enfin équipé de moteurs diesel. « C’était un affront », a écrit le biographe de Walters. L’année suivante, la Monnaie royale canadienne émet sa célèbre pièce de dix cents à l’effigie du roi George VI d’un côté et d’un navire qui, selon le Halifax Herald, était « manifestement conçu à partir d’une photo du Bluenose » de l’autre. (En 2002, la Monnaie royale canadienne a confirmé que la pièce de dix cents était bien à l’effigie de la célèbre goélette.)

Mais il semblait que la notoriété de la goélette, si grande soit-elle, n’arriverait pas à la sauver des bas prix du poisson. Un article d’opinion publié à Halifax exhorta le gouvernement canadien à préserver le Bluenose, dont la vie de travail arrivait évidemment à la fin. « Peu importe sa valeur en tant que vaisseau de pêche, il serait impossible d’attribuer une valeur financière à sa valeur sentimentale ou à son importance dans la vie de ce dominion. »

En 1938, le Bluenose et Walters remportent leur dernier International Fishermen’s Trophy et, en 1942, Walters vend le navire à deux Américains qui transportent de la nourriture, des munitions et des fournitures entre les États-Unis et les Caraïbes pendant la Seconde Guerre mondiale. D’après une biographie de Walters, la grande vitesse du navire pouvait surpasser celle des U-boot allemands, car « avec les voiles gonflées par les vents de l’Atlantique, le navire dansait doucement d’une vague à l’autre ». Néanmoins, ce fut une fin de carrière décevante pour une goélette qui a connu une vie si riche.

En 1946, le Bluenose s’échoue pour la dernière fois sur un récif haïtien. Peu après, lors d’un match de curling à Lunenburg, le capitaine Walters apprend le naufrage de son navire bienaimé, pour lequel il avait jadis dépensé 7 200 dollars de ses propres poches afin de tenter de le sauver. Il veut s’envoler vers le Sud pour voir s’il est possible de renflouer le navire, mais à peine un jour après avoir été abandonné, le Bluenose est « réduit en morceaux » sur un récif de corail. Walters reste de marbre en déclarant à un journaliste local : « Vous ne pouviez pas vous attendre à ce qu’il vive éternellement. »

« Dans sa jeunesse, nous l’applaudissions à tout rompre et nous vantions les prouesses des navires de la Nouvelle-Écosse », a écrit l’ancien premier ministre de la Nouvelle-Écosse, Harold Connolly, dans sa préface à la biographie de Walters, Bluenose Skipper : The Angus Walters Story, publiée en 1955. « Toutefois, quand le poids du temps s’est déposé sur ses épaules, nous n’avons même pas honoré le navire, ne serait-ce qu’en lui accordant une pension de vieillesse. »

L’équipage du Bluenose en train de pêcher sur les Grands Bancs. (Photo: W.R. MacAskill Nova Scotia Archives 1987 453 no. 3897)
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Le premier capitaine de Bluenose Angus Walters en 1961. (Photo: Nova Scotia Information Service Nova Scotia Archives NSIS No. 14384)
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DANS LA TRANQUILLITÉ DES archives de la Nouvelle-Écosse vit un livret fragile et mince à la couverture bleu nuit et turquoise. À l’intérieur, sur la première page jaunie, a été collée une photographie du Bluenose. La coque sombre et brillante du navire fend doucement l’eau en créant de petites vagues, ses voiles gonflées tendent les cordages; c’est une véritable créature marine. Sur la page suivante se trouve un dessin de Walters, le regard perdu au loin, dont le navire a défini et partagé la vie et la réputation. Leur aventure est aussi celle de Canadiens qui voient leurs propres difficultés et leurs propres victoires se refléter dans celle du navire.

« Il était impossible de ne pas connaître le Bluenose en grandissant à Lunenburg. Ses victoires, mais aussi ses difficultés », raconte Getson, habitante de Lunenburg de septième génération, qui a rencontré Walters à l’âge de quatre ans. « C’était un honneur que d’être présentée au capitaine. Je me souviens qu’il s’est agenouillé pour me regarder droit dans les yeux, et nous nous sommes serré la main. »

Jusqu’à la fin de sa vie, Walters a vécu non loin de l’endroit où le navire accostait; en 1963, il a assisté au lancement du Bluenose II. Ce nouveau navire, construit au coût de 300 000 dollars par la famille Oland de la brasserie éponyme, se voulait une attraction touristique et, à ce jour, n’a jamais fait de course ni de pêche commerciale.

Cependant, il continue d’accueillir des milliers de visiteurs à son bord chaque année au fil de son périple à travers les Maritimes — du moins, pendant une saison normale. Au cours de l’été 2020, les 20 membres d’équipage du navire ont formé une « bulle Bluenose » destinée à les protéger, ainsi que les visiteurs, du nouveau coronavirus mortel. Une fois de plus, le Bluenose doit partager la scène avec une pandémie mondiale.

« Il y a quatre-vingt-dix-neuf ans, le capitaine Angus Walters a pris la barre du Bluenose, représentant les espoirs et la fierté des Néo-Écossais », a déclaré le ministre du Patrimoine de la province en annonçant les plans du navire pour l’été 2020. « Nous espérons que d’apercevoir le navire voguer le long de notre côte maritime aidera les communautés à se souvenir que, comme toujours, une fois la tempête passée, le soleil brille de nouveau. »

Pour Getson et d’autres, la vie du Bluenose ne tenait pas — et ne tient toujours pas — au bois de ses planches ni à ces photos prestigieuses, hors de la réalité, qui ont fait la une des journaux du monde entier. Au contraire, ils ont en tête ces hommes à bord du navire, le bout des doigts gelé, les yeux plissés à cause du soleil, les cheveux fouettés par une forte brise, et leurs familles qui les attendent à la maison, scrutant l’horizon. Aller de l’avant, agir même face à l’incertitude, demeure un acte empreint à la fois d’espoir et de courage.

L’âge de la voile est terminé. Son héritage, celui de la suprématie blanche, du colonialisme et d’un appétit capitaliste sans fond pour les richesses de notre planète, demeure. Cependant, cette vision — d’alliés improbables se serrant les coudes, affrontant la tempête et triomphant contre toute attente — peut encore nous servir. Ceux qui travaillaient dur sur ses ponts, qui connaissaient une vie de dur labeur, de lutte et de déception, ces marins ont réussi à surmonter les obstacles. Et comme nous le montre la promesse du Bluenose, nous le pouvons aussi.

« Le capitaine Walters et les différents équipages ont tous été capables de faire preuve d’introspection, de chercher vraiment au plus profond d’eux-mêmes et d’en sortir vainqueurs, dit Getson. Nous avons tous dans la vie des défis à relever et nous devons tous faire face à la fois à l’adversité et au triomphe. Nous pouvons comprendre leur vécu. »

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